top of page
  • Instagram

Nouvelle hors série - La pute

  • Photo du rédacteur: Ivana Haidara
    Ivana Haidara
  • 31 janv. 2023
  • 4 min de lecture


Paris, Gare du Nord, 21:37.


L’odeur, les sons, la rugosité du papier toilette... Il n’y a absolument aucun appel sensoriel qui ne vienne pas heurter Navia. Elle imagine les postérieurs ayant défilé avant le sien sur cette cuvette jaunâtre au revêtement écorché. Prise d’une montée nauséeuse, elle s’empresse d’enfoncer son doigt soigneusement protégé par un carré de papier de toilette sur le bouton de la chasse d’eau.


“Putain de toilettes publiques.”


Une vague de bruit la percute lorsqu’elle ouvre la porte de la cabine. Un espèce d’amas sonore, un brouillard acide de bruits : le jus. Oui, il s’agit bien du jus parisien une vague transcendant l’inconscient collectif, l’âme. Le jus c’est la recherche de l’intensité, dans toutes les sphères liées de près ou de loin à la capitale. Les parisiens le sentent bien, une force qui les dépasse, un jeu des apparences pulse à travers les rues : il coule, se déverse dans leur gorge, goutte après goutte, et tout se précipite.


C’est exactement ce qui caractérise Navia lorsqu’elle s’avance vers les lavabos qui dégagent une amère odeur qu’elle peut dors et déjà flairer. Arrivée aux lavabos, elle croise le regard sombre d’une jeune femme qui semble avoir le même âge qu’elle. La jeune fille aux yeux fusin porte une jupe de cuir noire s’arrêtant à l’orée de ses fesses rondes. Ses jambes interminables sont voilées d’un collant transparent et son buste couvert d’une lourde veste en cuir qui laisse apparaître son décolleté proéminent. Sa petite sacoche verte qu’elle semble ne jamais fermer vient orner sa tenue.


“Quelle pute.” pensa Navia, la face fendue par un air écœurée.


Une pute. Voilà le premier mot auquel Navia avait pensé en voyant cette jeune femme de son âge, cette jeune femme qui aurait pu être elle. Quelle violence… Navia se rend compte qu’elle est en réalité incapable de définir ce terme qui lui échappe. Mais, elle l’a pensé tellement fort qu’elle a eu peur qu’il lui glisse d’entre les lèvres. Frottant lentement ses mains l’une avec l’autre pour laisser le savon mousseux à l’odeur de liquide vaisselle pénétrer ses ports, elle continua d’observer la jeune femme. Qu’est-ce qui faisait d’elle une pute? Elle se dit que si elle parvenait à relever cela, elle parviendrait alors à une définition claire de ce mot qui lui était pourtant si naturel.


“Déjà, sa jupe est trop courte” pensa Navia en se tordant les lèvres.


A presque 22h dans une gare parisienne quelle idée de frimousser ses fesses aux yeux de tous les détraqués sexuels. Ils peuvent revêtir n’importe quelle allure : du SDF sur le banc que personne ne remarque, qui fait presque partie du décor, au cadre en costume trois pièces qui vient de sortir du bureau.


Le premier observe les courbes des jeunes femmes qui passent en se rappelant sa libido d’antan, celle qui est partie avec une partie de son humanité depuis qu’il est à la rue, depuis qu’il disparait. Il se dit qu’elles ne le remarque pas. C’est juste ça. Si elle l’avait croisé il y a quelques années elles auraient user de leur charmes pour le séduire. Il se dit que ce n’est pas grave, qu’elles ne savent pas ce qu’elles ratent. Mais parfois, dans un élan d’orgueil, il s’approche d’elle et essaye de les aborder. Elles sont très vites repoussées par son haleine pleine d’orge fermentée. Alors parfois il insiste, elles prennent d’autant plus peur et s’enfuient. Cela le frustre beaucoup, énormément même.


Alors il insulte, la voix grasse et grésillante : « Sale pute ! ».


Le deuxième se persuade qu’il est encore un bon coup quand bien même il est conscient que la fréquence à laquelle sa femme simule est de plus en plus élevée. Ce n’est pas ça qui compte, ça doit être la ménopause, c’est de sa faute... Il croise des jeunes femmes tous les jours et c’est vrai qu’avec son trois pièces, les regards ont tendances à s’attarder sur lui. Il en est très fier, se dit que c’est normal, après tout, c’est un beau garçon. Oui, il se définit encore comme un garçon, un garçon quadragénaire,


“Toutes façons on vieillit mieux que les femmes” se dit il.


Même si il a de plus en plus de mal à éjaculer, qu’il peine à tenir plus de quinze minutes sans avoir un le cœur atrophié entre ses poumons brûlants, qu’il voit les rides désormais même sur son phallus et qu’en réalité sa femme ne prend meme plus la peine de simuler.


Voilà, c’était ça une gare parisienne, des esprits qui s’échauffent, des affichages horaires bidon, des hommes en pleine crise sexuelle, et des toilettes publiques crasseuses.

Navia poursuivi sa réflexion en se disant qu’après tout, ça n’était pas la faute de cette jeune femme si Paris était peuplée de détraqués... En plus, cette jupe n’était pas si courte : à vrai dire, elle lui allait plutôt bien. Dans un éclair de génie, une pensée qui la révulsait traversa son esprit. Et si sa réaction n’était que l’expression de la jalousie envers cette femme qui lui était inconnue, et si ce n’était que son insécurité qui aboyait, gratuitement? La jeune femme qu’elle avait en face d’elle personnifiait une assurance physique qui contrastait avec l’état d’esprit insecure, anxieux et agité de Navia. Tout en elle avait l’air calculé, maîtrisé, contrôlé.


Alors elle se demanda d’où venait cet élan si naturel de revulsion et d’envie envers cette femme, envers toutes les autres. Elle se demandait si elle avait été conditionnée à penser comme cela et craignait qu’il en fut ainsi tant cette attitude lui avait été naturelle. Elle se demandait ce que cette jeune femme devait penser, elle, qui avait l’air si sûre d’elle meme, si libre, si forte … Et même si, en s’attardant juste un peu sur le regard charbon de cette jeune fille qui l’a fixait aussi désormais, elle pouvait déceler une infime faille d’incertitude et de faiblesse, elle ne parvenait pas à entériner l’assurance qu’elle dégageait.


Voilà donc ce qu’il se passait aussi dans les gares parisiennes, au delà des toilettes sales, de l’affreuse voix robotique de la SNCF que vomissent les hauts parleurs, du jus, des pervers, riches, ou pauvres, et des regards : il se passait que Navia, le temps d’un lavage de mains, avait été une Femme.

Elle s’essuya les mains, sortit, et se dit qu’elle avait finalement bien fait de finir à découvert la semaine d’avant en s’achetant cette jupe en cuir et cette sacoche verte.



Comments


© 2023 by On My Screen. Proudly created with Wix.com

bottom of page