Exercice de Physionomie : une journée au salon
- Ivana Haidara
- 11 août 2023
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 déc. 2023
Strasbourg-Saint-Saint Denis, 14h12.
Ce sont des femmes, beaucoup de femmes, qui se retrouvent, qui se ressemblent, qui échangent le temps du salon. Ici, personne ne répond à son vrai nom, les pseudonymes sont maîtres. On y sent le métro de la ligne 4 vrombir sous pieds et faire vaciller les paires de ciseaux ou les postiches.
Chantal appelle Miss Mali comme une mère appelle sa fille qui est dans une autre pièce. La puissance que nos mères mettent dans la voix lorsqu'elles nous invoquent du fond de leur gorge est telle
que nombreuses sont les situations où, bien que physiquement loin de moi, j’entends moi même parfois l'écho de la voix de ma mère crier mon nom.
Tout cela représente bien Chantal. Chantal c’est la mère. Ma mère et notre mère à toutes, nos clientes du salon. Chantal c’est l’echo. Pour ce personnage, pas de surnom. Juste Chantal, et c’est bien la seule. Car oui, Chantal est déjà un personnage, un pilier, un imaginaire. Chantal se suffit à elle-même et il n’existe pas de dissociation entre la personne qu’elle est dans et hors du salon. Chantal est le salon. Chantal y est la maîtresse de maison : le salon, on y entre en l’invoquant et on y ressort en la remerciant. Elle fait partie de ces femmes qui se battent, de ces femmes de tête. Ce qui est assez ironique lorsque l’on sait que des têtes, elle en rencontre une dizaine par jour : braids, piqué lâché, perruque, nattes collées, locks. Le client indique ou montre son modèle et Chantal exécute, elle passe en pilote automatique et ses mains répètent inlassablement le même mouvement : gauche, droite, gauche, droite, etc. Chantal, c’est le salon et personne ne sait réellement de quel côté vient l’influence car parfois j’ai le sentiment qu’elle se laisse dévorer depuis tant d’années par ces 18m2, les clients, la crème défrisante, les crochets, etc. Puis de toutes manières comme elle me le répèterait : le premier mari d’une femme, c’est son travail.
L’alarme incendie se déclenche sous l'effet de la fumée que déglutissent les cheveux. On appelle Miss Mali à la rescousse.
Miss Mali. Surnom qu’on lui a donné à son arrivée en lien évident avec ses origines et qu’elle n’a jamais quitté. Car le plus important dans la personne de Miss Mali n’est pas le Mali mais le Miss. Miss Mali, c’est notre copine chic, notre go choc, capable d’assumer n’importe qu’elle pose de crochet locks alors même qu’elle est enceinte de plus de huit mois. Sa grossesse, personne ne l’a vu. Enfin, tout le monde la vu, mais personne n’a jamais rien dit, elle la portait comme un accessoire, comme un prolongement de sa tenue qu’elle avait décidé de porter neuf mois durant, c’est comme si cet enfant à venir n’était que le fruit de sa « pregnant era », comme si l’écharpe qu’elle avait choisi cette année-là pour son sacre de Miss était : « enceinte ». Miss Mali est, sans même san rendre compte, le projecteur numéro 1 de Chantal, elle dégage un tel naturel qu’elle ne peut s’empêcher de glousser à chacune de ses interventions, c’est son meilleur public et Chantal le lui rend bien.
Les dialectes se superposent et viennent se mêler aux hits du continent originel qui sont diffusés en boucle au salon, à toute heure.
Il faut ouvrir les paquets de mèches, le plastique crépite, le carton se tord et finit à la poubelle près de Chen.
Chen, que l’on appelle Chen uniquement par souci de banalisation des stéréotypes envers la communauté asiatique. Chen est en effet d’origine chinoise et elle ne manque pas d’utiliser sa langue natale pour médire. Chen est la deuxième prothésiste ongulaire du salon, protégée de Chantal depuis quelques années, elle y a acquis un certain statut et jouit de sa réputation qui garantissent la fidélité de ses clientes qui, je cite « ne se font manucurer que par Chen », au grand désarroi de Shaina. Chen s’exprime de manière très hachée et chacune de ses invocations ou interpellation peut vite passer pour un ordre, pour autant, les clientes s’exécutent. Chen parle peu, elle écoute beaucoup de musique ou suit la radio de son pays. De temps en temps, Chantal parvient à lui soutirer quelques éclats de rire. Ce sont à chaque fois de précieux moments tant ces derniers éclairent le salon, car, à l’instar de sa manière de parler, Chen exprime son rire de manière très étincelante, brève, vive et criarde. Ce mélange permet étonnament de donner un coup de jus et un regain d’énergie aux coiffeuses et aux clientes qui s’endorment sur les mèches qu’elles doivent leur donner une à une.
On ne trouve toujours pas Oumi.
C’est l’heure de me sécher les cheveux, dans la position la plus distordue qu’il soit, Chantal s’occupe de moi et vérifie que Shaina retourne à sa besogne.
Shaina, notre prothésiste ongulaire nationale. Shaina est par défaut repérable lorsque l’on entre au salon de par sa position au fond de celui-ci ainsi que sa couleur de peau halée, issue d’un métissage. C’est un beau bébé d’une vingtaine d’années qui est chargé de poser les faux ongles, cirer les pieds, et assurer aux clientes que cette nouvelle couleur fonctionne avec du semi permanent et qu’il faudra donc payer 5 euros de plus. Elle est le résultat direct d’un métissage entre les années 2000 et 2010 et m’émerveille toujours de ses lourdes créoles plaquées or gravées à son nom en leur dedans couplées de touches de fluo par ci par là. Elle allégorise une transition entre ces deux décennies, vestimentairement parlant, au moins. A vrai dire, Shainna est la transition : elle incarne à elle seule le choc et le paradoxe : c’est une jeune fille bientôt femme, pleine de vie, à l’orée de sa vingtaine, qui côtoie chaque jour des femmes accomplies, d’au moins le double de son âge et qui ne cessent de lui répéter : va à l’école et trouve un vrai travail Shaina, la vie te laisse encore des chances, saisies les. Il n’en faut pas plus à Shaina pour prendre sa pause cigarette à chaque fois qu’elle entend ce discours. Elle en revient l’air encore moins détendue que lorsqu’elle y allait, se rassoit et retourne à sa besogne l’air de rien. Elle demande à Chen le nombre de clientes en attente et retourne à sa besogne l’air de rien.
“Pardon, n’écoutez pas mes conseils.” dit Chantal tout en vérifiant l’état de Fatiguée, jeune coiffeuse ivoirienne. Chacune représente son pays et le cliché de celui- ci : aujourd'hui c'est la Côte d'Ivoire qu’on attaque. Le reste de l’Afrique de l’Ouest reste toujours fasciné par la capacité qu'ont les Eléphants à jouer des mots, à se jouer des mots, et à les mettre au service du pire comme du meilleur.
“Je te dis que les ivoiriens ont les mots. Je ne sais pas où ils prennent ça.”
Fatiguée. Je n’ai jamais connu le vrai nom de Fatiguée. Elle est arrivée au salon il y a peu, et a acquis ce surnom dès lors que les germes de sa grossesse se sont fait voir. C’est une jeune femme originaire du Mali tout comme Miss Mali, ce qui leur permet d’échanger dans leur dialecte d’origine dès qu’elles le peuvent. Fatiguée tient son surnom à sa condition, elle représente la fatigue, le poids de porter la vie : là où Miss Mali attendait un enfant, elle le portait, elle était enceinte dans l’imaginaire du salon, le serait pour le reste de sa vie. Fatiguée était diminuée, plus lente dans ses réflexes, avait constamment soif mais venait au salon un jour après l’autre, sans poser de questions et sans qu’on lui en pose. Chantal la forçait à manger de la compote de pommes de grande surface et à boire de l’eau, et fatiguée s’exécutait. J’ai hâte de l’après, de voir sous quelle forme va-t-elle se réincarner après son accouchement tant ce dernier faisait partie intégrante d’elle. Je ferme les yeux et les images qui me viennent en tête sont un mélange de flashs de la personne de Fatiguée assise les jambes écartées sur les sièges pour laver les cheveux ou courbée, la main sur le dos, pour se soutenir, pour se tenir.
Mon séchage reprend, la musique aussi, les commérages, eux, n’ont pas cessé.
Ce jour-là, une dispute a éclaté entre une cliente et Africa, je vous laisse imaginer, ou plutôt entendre les affairages que cela a engendré. Toutes les coiffeuses sont en boucles et Gabbana, notre rabatteur qui s’exprime tantôt en anglais tantot en français car c’est “la international way”, donne aussi son avis, prenant la défense de sa coiffeuse.
Gabana, notre rabatteur national, le chouchou de ses nanas. Son surnom découle directement de sa fonction : Gabbana est un apateur, à l’instar des grandes maisons de luxe, il est là pour convertir vos caprices en besoin. C’est un véritable rabatteur. Le rôle d’un rabatteur est littéralement une prestation de Marketing : ils attendent prêts à bondir sur les clientes potentielles dès la sortie du métro en clamant à coups de surnoms sucrés : “Ma jolie tu veux faire les cheveux ?” “Poupée, on fait les ongles pas cher” La plupart du temps les cibles sont déjà rabâtées et ont leur adresse sur le Boulevard, mais Gabanna, de par sa physionomie courte avec ses cheveux posés en piques sur sa tête, son énergie vive qui fait accélérer le tempo de sa voix et le mouvement de ses pupilles, parvient toujours à mettre les cibles sur le merveilleux chemin du salon. Ils les escortent depuis le métro, les rassurant tout du long : “Ne t’en fais pas pour le budget, yako, on va négocier”. La cliente n’a même pas le temps de réfléchir qu’elle voit s’ouvrir les portes du paradis de Strasbourg Saint-dénis et est abasourdie par le sourire irradiant de Chantal. Voilà le rôle de Gabanna : c’est une sorte d’ange qui vous vend un paradis dont vous ne connaissiez même pas l’existence et qui vous deviendra indispensable. Un ange qui parvient toujours à faire esquisser un sourire à ces/ses femmes.
Et oui… Ce sont surtout des femmes, beaucoup de femmes, qui se retrouvent, qui se ressemblent, qui échangent le temps du salon et qui participent chaque trimestre, sans le savoir, en le faisant sans le dire et en le tressant avec sourire à ces journées qui me sont chères tant elles se ressemblent d’une agréable façon.

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