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L’ignorance, Milan Kundera : devenir immortel puis, mourir.

  • Photo du rédacteur: Ivana Haidara
    Ivana Haidara
  • 31 déc. 2023
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 31 déc. 2023




J’aimais et j'aime me définir comme un être du passé. J’aime me souvenir, j’aime l’Histoire, ce qui est advenu. Les grandes réalisations des Hommes, la grandiloquence des civilisations et des êtres humains qui les ont dirigées. Le principe de savoir que le présent de certains est mon passé, il leur appartient et je peux le voiler de mon imagination à ma guise. C’est sur ce qui est advenu que j’ai le pouvoir absolu, c’est inébranlable et réconfortant, cela appartient à un temps infini, tout comme le futur je vous l'accorde, mais d’une manière beaucoup plus rassurante.


Mon amour des lettres vient sûrement de là ? Coucher sur le papier, graver dans la roche, c’est la preuve indéniable qu'il y avait quelque chose avant nous, qu'il y avait quelqu'un, et que ce quelqu'un, c’est cela qu'il a décidé de nous dire. Mon savoir et ma connaissance sont au centre de mon système et de la valorisation que je fais de moi même, ma mémoire en est la première arme. Me servir de cet attirail me procure un immense plaisir car j’éprouve une satisfaction particulière à replonger mes proches dans des souvenirs communs, détails par détails : se rappeler de pourquoi on riait avant, comment on pleurait dans le temps, où est-ce que nous étions insouciants et qui on imaginait qu'on serait maintenant.


Pourtant, cette appétence pour le temps passé fait de moi un être très inquiet. Ce qui est advenu est aussi ce qu'on ne peut changer, le contrôle est donc à double tranchant et il n’y a rien de pire, à mon sens, que l'épreuve du regret. Cette épreuve, les personnages de l’Ignorance la traversent tous, à leur manière.


Ceci étant dit, le terme nostalgie s’est très vite imposé dans le scope de mon existence, sans pour autant que je parvienne à réellement en saisir le sens, c’est un mot qui me plaisait tant dans son assonance que dans son utilisation.


Mais que capture-t-il ? Je ne m’étais jamais penché sur la question mais comme souvent la littérature l’avait déjà fait pour moi.


C’est au début de ma lecture que je rencontre la première occurrence du mot, Kundera en fait une description à la manière d’un inventaire en faisant défiler chaque équivalence du mot dans plusieurs langues tout en évoquant les forces et les lacunes de chaque traduction : chacune effleure ce que l'autre embrasse en abondance.





L’unique fait d’imaginer de mener une vie de regret me donne le vertige : chacun de nous s'est déjà demandé ce qu’il en serait de sa vie s'il avait fait ce choix plutôt qu’un autre à un instant T. Certains êtres sont même capables d’identifier de manière très précise les moments où leur vie aurait pu basculer.


Mon frère jumeau, lui, est non seulement capable de les identifier mais aussi de les anticiper : de nature inquiète comme moi, il fait l’expérience du “il y a un monde où…” chaque jour de sa vie et doit constamment se battre pour maintenir sa réalité dans ce monde et ne pas faire basculer son destin dans un autre. C’est très fatigant.


J’aime à penser que chacun de ces versions des moi qui aurait pu advenir vivent chacune dans leur réalité, dans leur monde : de nos jours on appellerait cela le métavers?



“Le patient souffre de deformation masochiste de la mémoire. Il ne souvient que des situations qui le rendent mécontents de lui même. »

La mémoire est mobile, ses frontières sont poreuses, la mémoire est partagée, la mémoire est dans l'autre. C'est ce que je retiendrais de cette aventure (dans la littérature comme dans la vie) : Kundera met un point d'honneur à insister sur cette porosité.


Au travers de ses mots, il cherche à véritablement clarifier le fait que le Moi est aussi dans la pupille de l'Autre, qu'il existe des milliards de versions de nous-mêmes nuancées sur un magnifique dégradé dans la mémoire des uns, le reflet des autres, les traces du Moi et les rêves d'un être que ce Moi a aimé, rencontré, croisé ou même haï. Et que comme je le dis souvent à mes sœurs : "J'aimerais tellement que tu te vois avec mes yeux."


“J’imagine l’émotion de deux être qui se revoient apres des années (…). : l’un se souvient de l’autre plus que celui ci ne souvient de lui.”


Le devenir. L’Ignorance, de la manière dont je l’ai reçue, est un essai sur le devenir. ainsi, dans ma quête de réponses, je relis tous ses ouvrages, je les comprends différents, certains m’apaisent là où ils me révoltaient avant. L’ignorance, je le lis en quelques jours, moi jeune femme de 22 ans en quête d’accomplissement. Les premiers jours je l’avale comme tous les autres Kundera. Mais très vite je fais un rejet, les pages se coincent dans ma gorge, je reçois trop d’un coup ; le risque à la lecture de Kundera, et ce qui fait aussi son génie et sa superbe, est de s’identifier aux personnages et surtout à ce qu’ils ressentent au point de souffrir avec eux. Nombre de fois où je dois poser l’ouvrage et me dire : comment fait-il ?


Comment cet être d’un autre temps, un homme qui plus est, parvient de manière si fidèle et précise à mettre des mots sur ce que je ressens, moi jeune femme de 2024 ? Quel émerveillement de savoir que ce qui lui fait entrer dans le cercle très fermé des immortels est sa capacité à rendre son œuvre intemporelle : il n’y a rien de plus humain que le sentiment car il n’est ni soumis au temps ni à l’espace.



Dans l’Ignorance, c’est assez fou d’assister à des personnages prisonniers du passé mais si ancrés dans le présent et tournés, inquiets de l’avenir. Chaque personnage est prisonnier de ses actions passées, dans le temps mais aussi dans l’espace, avec un soin particulier porté à la décortication du phénomène d’exil. S’exiler, c’est quitter son chez-soi pour devenir un autre et sans cesse être à la recherche de cette partie de nous qui n’est plus, sans cesse vouloir se rappeler et souffrir, être nostalgique, car ces sentiments sont les seuls éléments du monde tangible comme intangible qu’il nous reste de cette vie d’avant.


“Il savait que ce n’était que de la vraisemblance plaquée sur de l’oublié”



Je clôturerais sur la peur. Car c’est peut-être aussi ma peur irrationnelle du temps qui m’échappe sans arrêt, que je cherche mais que je n’ai jamais, le savoir que je ne suis que de passage. C'en est presque arrivé à une logique de rentabilité du temps qui, de nos jours, est assez malsaine : qu'est-il advenu de l’appréciation du temps long, de l’amour de l’ennui, des siestes de songes et de perdre la notion du jour de la semaine ?


J’aimerais tellement me surpasser et me transcender afin de continuer à vivre lorsque je ne serai plus là. C’est cette quête effrénée du meilleur choix, qui influencera la trajectoire de ma vie, de la transcendance, c’est dans cette chasse que sont pris les personnages de l’Ignorance.


C’est ce que j'estime être l’essence même des mots de Godard dans son À bout de souffle :


“Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ? Devenir immortel puis, mourir.”





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